Dans une interview exclusive accordée au magazine ELLE par Justine Briquet Moreno , le Professeur Cochav Elkayam-Levy de l’Université Hébraïque de Jérusalem a partagé les avancées de l’enquête sur les crimes commis par le Hamas contre les femmes et les enfants. En sa qualité de spécialiste du droit international et des violences de genre, le Professeur Elkayam-Levy a fondé la Commission civile indépendante israélienne, mettant ainsi en lumière les atrocités perpétrées depuis le 7 octobre.
INTERVIEW – ELLE : Sans doute « la mission d’une vie ». Cochav Elkayam-Levy ne renie pas l’expression. Depuis l’attaque du 7 octobre du Hamas sur le sol israélien, la professeure en droit international et spécialiste des violences de genre ne cesse d’alerter le monde sur les atrocités commises par les terroristes du Hamas. Et, plus particulièrement, les violences sexistes et sexuelles commises en marge du massacre. Les premiers témoignages, qui font état d’atrocités difficiles à décrire, ont émergé lentement, dans une relative indifférence sur le plan international. C’est pourquoi, devant le silence de l’ONU dans les jours suivant l’attaque, Cochav Elkayam-Levy a décidé de fonder la Commission civile israélienne sur les crimes commis par le Hamas contre les femmes et les enfants le 7 octobre, par ailleurs composée d’experts internationaux.
La mission de cette commission depuis sa création : collecter témoignages et documents pour établir des archives, conformément aux règles internationales. Mais surtout, lutter contre une « longue campagne de déni ». Pour elle, les crimes de guerre commis par le Hamas auront des conséquences sur notre faculté à protéger les droits humains, et sur les générations traumatisées à venir. « Les lois ne sont pas suffisantes pour changer la réalité : on continue de mener des guerres, d’abuser du corps des femmes de façon abjecte », remarque-t-elle. De passage à Paris, elle a accepté de se confier à ELLE. Le visage tiré par la fatigue, visiblement éprouvée, nous la retrouvons dans les bureaux du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France). Les larmes aux yeux, elle revient sur ces images d’horreur qui continuent de la hanter la nuit. Interview.
ELLE. Pouvez-vous décrire l’ampleur de la violence qui s’est déchaînée contre les femmes le 7 octobre ?
Cochav Elkayam-Levy. Le rapport détaille de nombreuses histoires. La première scène qui me revient en tête a été racontée en détails dans une enquête du « New York Times » qui revenait sur une vidéo publiée par le Hamas et qui a fait le tour d’Internet. Les images, filmées le lendemain de l’attaque, montrent les restes partiellement carbonisés d’une femme dont le visage est tellement brûlé qu’elle est à peine reconnaissable. Elle apparaît à moitié nue, les jambes écartées, avec sa robe noire relevée. Cette femme était la mère de deux enfants… La police a mis une semaine à identifier son corps. Nous avons aussi eu accès à des témoignages, comme celui de Sheri Mendes, qui travaille dans une morgue, et qui raconte en détails comment les corps des femmes soldats ont été mutilés de la pire des manières. Un grand nombre d’entre elles ont été abattues d’une balle dans le visage, comme si les terroristes voulaient effacer leur identité. Nous avons également pris connaissance de rapports sur des jeunes filles qui ont été trouvées nues dans leurs chambres, avec du sperme sur leur vêtements, et leurs corps abusés. Sans oublier cette femme politique brûlée vive avec ses enfants, son mari et sa belle-mère. Je pense aussi aux images du corps de Shani Louk, cette jeune Germano-Israélienne de 23 ans, qui avait été traîné nue et exhibée. Toutes ces histoires sont des preuves.
« C’est comme si le Hamas avait appris les pires façons d’infliger la douleur : viols, brûlures, organes féminins découpés.»
ELLE. Avez-vous pu recueillir les témoignages d’anciennes otages qui auraient également dénoncé des sévices ?
C.E. Nous avons eu accès à des témoignages publics d’ ancienne otages qui ont raconté des abus sexuels vécus pendant leur captivité. Des réunions avec le personnel de santé qui s’est occupé de ces femmes ont été aussi organisées, durant lesquelles des abus sexuels et de nombreux traumatismes ont été mentionnés. Ces femmes ne veulent pas être stigmatisées. J’ai le sentiment que nous devons également respecter leur vie privée. Beaucoup de gens se concentrent sur les abus sexuels et les viols, mais la commission indépendante que je dirige examine tous les crimes commis à l’encontre des femmes et des enfants, comme la torture, les mauvais traitements et les meurtres inhumains. Un cap a été franchi dans l’horreur. C’est comme si le Hamas avait appris les pires façons d’infliger la douleur : viols, brûlures, organes féminins découpés. Quand je vois l’état dans lequel ils ont laissé ces femmes, je pense qu’ils n’avaient qu’une idée en tête : nous terroriser.
ELLE. Le contexte de guerre joue-t-il un rôle dans le fait que l’enquête sur ces crimes « de genre » commis le 7 octobre soit aussi longue et compliquée ?
CE. La plupart des femmes ont été assassinées, certaines ont même été réduites en cendres, pour que nous ne comprenions jamais ce qui leur est arrivé. En dehors des zones de conflits, les victimes d’abus sexuels mettent souvent des années à se livrer. Pour prendre l’exemple de l’Holocauste, le peuple israélien n’est pas encore conscient des abus sexuels et des violences sexuelles perpétrés pendant cette période. La plupart des victimes n’ont même pas parlé, mais des chercheuses féministes ont réussi, pendant les dix dernières années, à dénoncer les violences sexuelles commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les crimes sexuels ont longtemps été impunis et ignorés par la justice internationale, avant d’être finalement reconnus dans les années 90.
« Leur silence nous a déshumanisées, tout en affaiblissant la légitimité du système international.»
ELLE. Comment l’enquête a-t-elle progressé depuis sa création il y a trois mois ?
CE. La Commission a rassemblé des informations provenant de multiples sources (Telegram, Hamas, externes à Israël…). Pour attirer l’attention d’organisations internationales, j’ai rédigé un rapport, avec l’aide de 180 universitaires et experts en droit international. Dans une volonté de rigueur et de précision, je me suis imposé le visionnage de toutes les vidéos. C’était vraiment horrible, mais je l’ai fait. Nous avons envoyé ce rapport à toutes les agences onusiennes concernées, le 19 octobre dernier. Pendant plusieurs semaines, nous n’avons reçu aucune réponse, pas même un remerciement. Puis ils nous ont demandé des preuves sans exprimer de solidarité. J’ai finalement été invitée à m’exprimer au nom du mouvement des femmes en Israël devant le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). La veille de mon intervention, l’organisation a publié un communiqué ne mentionnant ni les violences du 7 octobre, ni les otages. Je leur ai demandé s’il existait un droit international pour les femmes israéliennes. Sommes-nous seulement des êtres humains ? Leur silence nous a déshumanisées, tout en affaiblissant la légitimité du système international. Nous n’existions pas à leurs yeux.
« Leur régime terroriste ne rend pas justice aux femmes palestiniennes. Quand on est pro-Hamas, on n’est pas pro-palestinien. »
ELLE. Comment interprétez-vous le silence de certaines organisations féministes, qui se revendiquent intersectionnelles, sur les viols, féminicides et humiliations que vous décrivez ?
Je pense que nous ne pouvons pas parler du mouvement des femmes comme s’il s’agissait d’un syndicat uni. Je suis peinée que des organisations féministes n’aient pas été en mesure de répondre correctement. Je pense que les personnes concernées ont une mauvaise compréhension de la théorie intersectionnelle qui relève, au contraire, de l’humanisme. Il s’agit de voir les humains dans leur essence et de comprendre que la discrimination dépend de leur appartenance à des groupes discriminés. Nous devons nous battre ensemble. Les communautés gay, la communauté féministe, les femmes racisées… Voilà ce que dit le féminisme intersectionnel. La dénonciation des crimes sexistes du Hamas ne devrait pas être une question politique. Nous devons soutenir les femmes où qu’elles soient. Je pense qu’il est important de comprendre que le Hamas détruit les rêves des femmes des deux côtés de la frontière. Je peux vous dire que de nombreuses femmes portant le hijab ont été tuées avec la même cruauté. Leur régime terroriste ne rend pas justice aux femmes palestiniennes. Quand on est pro-Hamas, on n’est pas pro-palestinien.
ELLE. L’enjeu est aujourd’hui de prouver le crime contre l’humanité…
L’enquête nous a permis de recenser plusieurs cas dans différents endroits. Même si cela va prendre du temps, les tribunaux internationaux n’auront pas de mal à révéler la nature répétée et intentionnelle des abus sexuels. Pour moi, il ne s’agit pas de l’enjeu le plus complexe. Je pense que le plus difficile sera d’établir et de révéler les différents types de crimes. Comment empêcher que ces crimes ne se répètent plus ? C’est le plus grand défi du droit international. Une autre question difficile sera de savoir comment rendre justice aux victimes, aux familles et aux survivants. La guérison commence lorsque quelqu’un est cru. La tâche de la justice internationale est aussi de croire, aider, indemniser… N’oublions pas que le Hamas a surtout ciblé des familles.