Comment les universités israéliennes évitent-elles de se laisser submerger par le conflit ? Dans cet entretien — deuxième épisode de notre série de reportages en Israël –, Mona Khoury, première Vice-Présidente arabe de l’histoire de l’Université hébraïque de Jérusalem, témoigne du succès des efforts entrepris pour assurer la continuité de la vie universitaire après le 7 octobre et malgré le conflit, tout en portant un regard critique sur la manière dont, ailleurs dans le monde, les campus se sont laissés déborder par l’embrasement idéologique.
K. : Merci de nous recevoir dans votre bureau de l’Université hébraïque de Jérusalem. Où en êtes-vous au sein de votre établissement ?
MK : Après le 7 octobre, les universités sont restées fermées. Nous n’avons démarré l’année universitaire que le 31 décembre. Jusqu’à cette date, nos campus étaient vides d’étudiants, mais les membres du personnel — y compris les professeurs et les administrateurs — étaient bien présents. Pendant cette période, nous nous sommes principalement concentrés sur la préparation. Lorsque la guerre a éclaté, nous avons envisagé des tensions potentielles entre étudiants et reconnu les défis possibles liés à la dispense d’un enseignement et de services universitaires dans de telles circonstances. Par conséquent, nos efforts se sont concentrés sur la préparation du corps enseignant et du personnel administratif. Nous avons organisé divers ateliers adaptés à leurs besoins. Les ateliers généraux portaient sur les stratégies d’enseignement efficaces dans le cadre de délais prolongés, tandis que les ateliers spécifiques visaient les professeurs dispensant des cours sur des sujets liés au conflit tels que l’histoire palestinienne, la Nakba et le conflit israélo-palestinien. Ces cours, principalement dispensés dans les domaines des sciences sociales et humaines, ont été méticuleusement identifiés et environ 30 professeurs invités à participer aux ateliers spécialisés susnommés.
K. : Parlez-nous de ces ateliers.
MK : Les ateliers avaient pour objectif principal de doter les membres du corps enseignant d’outils spécifiques leur permettant d’assurer leur cours en temps de guerre. En particulier, lorsque le contenu du cours tourne autour de sujets liés au conflit, il devient impératif de former les professeurs à la manière de traiter efficacement de sujets aussi sensibles. En outre, nous avons organisé des ateliers adaptés aux départements comptant un nombre important d’étudiants arabes, s’agissant par exemple de la pharmacologie où 75 % des étudiants sont d’origine arabe. Nous nous sommes attachés à collaborer avec la direction du département pour préparer son personnel au retour de tous les étudiants, en tenant compte de dynamiques susceptibles de se produire en présence d’une majorité d’étudiants arabes et d’une minorité d’étudiants juifs ou inversement. Nous continuons à fournir une assistance et des conseils tout au long de l’année en abordant les diverses questions soulevées par les enseignants. En outre, le doyen des étudiants a proposé des ateliers consacrés à l’anxiété et à la manière de la gérer. Nous avons appelé un à un tous nos étudiants, juifs et arabes, qui vivent dans le Sud du pays, puis leurs condisciples du Nord, c’est-à-dire tous ceux ayant dû quitter leur domicile. Nous avons également organisé plusieurs réunions par Zoom avec les étudiants arabes. Au début de l’année 2024, nous avions contacté tous les intéressés.
K. : Tous ?
MK : Tous les étudiants. Chaque membre du corps enseignant a reçu quelques noms d’étudiants et a été invité à les appeler pour leur demander comment ils allaient et comment nous pouvions les aider. En outre, avant le début de l’année universitaire, nous avons organisé un événement intitulé « L’hiver à l’université ». Cette rencontre a rassemblé des membres du corps enseignant, des administrateurs et des étudiants d’horizons divers afin de réfléchir à la manière d’aborder l’année universitaire à venir. De nombreuses initiatives et suggestions ont émergé de cet événement, dont l’une a été mise en œuvre au début de l’année universitaire. Baptisée « Vivre et apprendre ensemble », elle a mobilisé environ 400 bénévoles représentant divers groupes universitaires. Ces volontaires ont accueilli les étudiants, entamé des conversations avec eux et proposé leur aide, notamment en ce qui concerne la circulation sur le campus et le repérage des salles de classe. Malgré nos craintes initiales quant à d’éventuelles tensions, la plupart des étudiants souhaitaient simplement qu’on les aide à trouver leurs cours… Les bénévoles ont également diffusé des consignes sur la liberté d’expression élaborées par un comité spécial, sur l’ensemble du campus : une manière de rappeler ouvertement notre engagement à promouvoir un environnement stimulant et inclusif…
K. : Cette initiative a-t-elle été couronnée de succès ?
MK : À dire vrai, les problèmes ont été minimes. Pour les rares cas de mauvaise conduite ou de comportement inapproprié, nous avons mis en place une commission disciplinaire composée de membres nommés par le directeur et le président. Cet organe était chargé de traiter des questions telles que l’expression d’un soutien à des actes de terrorisme ou des remarques racistes visant des tiers, s’agissant notamment de déclarations prônant la violence à l’encontre des arabes. Bien que nous ayons reçu quelques plaintes, seuls trois étudiants ont été traduits devant cette commission — deux arabes et un juif. Aucun d’entre eux n’a été exclu de l’université ; ils se sont excusés et ont pu reprendre leurs études. Il s’agit là des principaux incidents survenus au cours de la première phase de l’année universitaire, hormis la situation complexe mettant en cause le professeur Nadira Shaloub Kouberkian, laquelle a fait l’objet d’une attention et d’une intervention particulières de la direction de l’université et des parties intéressées. Elle a fait l’objet d’une enquête de police et passé une nuit en garde à vue.
K. : Quelles étaient les accusations portées contre elle ?
MK : Dieu seul le sait ! On lui reprochait des propos tenus dans un podcast. Quoi qu’il en soit, c’est le seul « événement » que nous ayons eu à connaître. Il est remarquable que nous n’ayons enregistré que peu d’incidents au début de l’année universitaire.
K. : Donc, tout va bien ?
MK : Probablement pas. Parce qu’il est important de reconnaître la peur et l’appréhension sous-jacentes des gens. Nombreux sont ceux qui hésitent à s’exprimer par crainte des répercussions. Malheureusement, nous nous trouvons dans une situation où, même si l’université et notre commission disciplinaire décident de ne pas donner suite à une plainte, il est toujours possible que les autorités étatiques interviennent. Cette atmosphère de peur pèse à la fois sur les étudiants arabes et juifs, les rendant peu enclins à exprimer leurs opinions. Les étudiants arabes, en particulier, craignent de devenir l’objet d’une enquête. Néanmoins, je pense que la préparation approfondie entreprise avant et pendant l’année universitaire a joué un rôle important dans l’amélioration des relations entre étudiants. Si des différends personnels peuvent encore survenir, ils ne dégénèrent pas au point de perturber des classes entières, contrairement à ce qui s’était passé le 20 mai 2021, lorsque de nombreux différends avaient éclaté au sein de groupes WhatsApp entre étudiants.
K. : Comment en êtes-vous arrivés à trouver toutes ces solutions en matière de gouvernance de l’université ? De quoi vous êtes-vous inspirés ?
MK : Comme je viens de le dire, en mai 2021 nous n’étions pas suffisamment préparés. À l’époque, notre président avait donc reconnu la nécessité de prendre des mesures proactives. Pendant un an et demi, nous avons collaboré étroitement avec différents services et experts, notamment le personnel de sécurité, le directeur général, le recteur, le président, ainsi que le doyen des étudiants et l’Acord Center, un organe spécialisé dans les interventions relevant de la psychologie sociale. Ensemble, nous avons méticuleusement élaboré un corpus de lignes directrices appelé « Avant la tempête », lequel décrit nos stratégies et protocoles visant à réagir efficacement en période de conflit. Cette approche globale nous a permis de nous préparer au mieux à faire face à des situations difficiles et à réagir rapidement et efficacement en cas de besoin.
K. : Vous êtes une spécialiste du travail social. Cette formation a-t-elle influé sur votre participation à l’élaboration des lignes directrices ? Avez-vous choisi une approche plus sociologique que psychologique ?
MK : En effet, je suis professeure de travail social, spécialisée dans le domaine de la délinquance juvénile. Ma formation en travail social a considérablement influencé mon approche. Dans le cadre de mes recherches, j’ai acquis la conviction qu’il est souvent erroné de blâmer uniquement les individus pour leur comportement violent. Il est au contraire essentiel d’examiner les facteurs environnementaux en jeu. Cette perspective s’étend également à la diversité. Si les individus peuvent avoir une part de responsabilité dans leurs actes, les circonstances extérieures exercent souvent une influence prépondérante. La compréhension de cette dynamique façonne ma perception du comportement et éclaire la manière dont j’aborde les défis liés à la diversité, y compris en matière d’élaboration de lignes directrices.
Ainsi, à la suite des événements du 7 octobre, certaines personnes ont exprimé leur réticence à dialoguer avec des étudiants arabes. En tant qu’arabe moi-même, j’aurais pu facilement avoir une réaction défensive. Pourtant, au cours de la période initiale, nous avons choisi de permettre à chacun d’exprimer ses émotions sans porter de jugement. Nous avons créé un espace pour que les gens reconnaissent et surmontent leur traumatisme avant d’aborder tout autre problème. Tenter de combattre ou de modifier des attitudes profondément enracinées pendant une période aussi délicate aurait probablement été contre-productif. Dans ces circonstances, il est essentiel de trouver un équilibre. Si, dans un premier temps, nous pouvons tolérer certains comportements ou points de vue, cela ne signifie pas que nous les accepterons à long terme. Cependant, notre réaction se doit d’être stratégique, respectueuse et empathique. Se contenter de réprimander les individus ou de leur faire la morale n’est ni constructif ni efficace. Au contraire, nous devons dialoguer avec eux de manière approfondie et réfléchie. Il s’agit de trouver des moyens d’aborder les différences et les défis sans recourir à la confrontation ou à la critique. Appréhender ces situations avec sensibilité et intelligence nous permet de favoriser la compréhension et de contribuer plus efficacement à des changements positifs.
K. : Comment s’est déroulée la préparation des professeurs chargés d’enseigner le conflit israélo-palestinien ?
MK : Il se trouve que j’ai moi-même participé aux ateliers pilotes avec les intéressés. L’une des principales suggestions concernait la préparation avant le cours. Un professeur ayant un petit groupe d’étudiants aura intérêt à les contacter individuellement. Ainsi, si vous avez 20 étudiants, appelez chacun d’entre eux. Informez-les des sujets que vous allez aborder et encouragez-les à faire part de leurs difficultés personnelles, comme leurs récentes expériences dans l’armée ou la perte d’un membre de leur famille à Gaza. Cette communication proactive permet aux étudiants de ne pas être pris au dépourvu lors des discussions en classe sur des sujets sensibles tels que le conflit.
Une autre suggestion intéressante consiste à réaliser un sondage pour connaître le point de vue des étudiants sur les sujets à traiter en priorité. En outre, il est recommandé aux professeurs de ne pas commencer par les sujets les plus délicats et de faire preuve de souplesse en adaptant le programme en fonction des besoins. Si le fait d’enseigner en pleine guerre complique encore davantage leur tâche, bon nombre de ces enseignants sont déjà rodés à animer des discussions sur le conflit, lequel revêt un caractère permanent dans notre pays. Pour nous, ici en Israël, le défi consiste à enseigner en plein conflit et non à discuter abstraitement du conflit lui-même.
K. : Avez-vous pris d’autres initiatives ?
MK : Nous avons lancé le programme des ambassadeurs Rothschild avec l’aide de la fondation du même nom. Il permet de rassembler des étudiants juifs et arabes. Lors d’une réunion organisée après le 7 octobre, ces derniers ont invité d’autres condisciples à se joindre à eux. Malgré les circonstances difficiles liées à la guerre, une cinquantaine d’étudiants ont participé à cette réunion pour discuter des relations entre juifs et arabes.
Les mêmes ambassadeurs planifient actuellement une deuxième réunion afin d’approfondir et de développer les connaissances acquises lors de la première rencontre. Au cours de cette dernière, plusieurs points de vue ont émergé. Certains étudiants ont exprimé le souhait d’engager des discussions avec des étudiants juifs ou arabes, tandis que d’autres ont préféré rester au sein de leur propre groupe national. Cette diversité d’opinions reflète le large éventail de points de vue exprimés à l’université.
Nous respectons et prenons en compte ces différentes préférences. Par exemple, nous mettons en place des options telles que le groupe « Identité », exclusivement réservé aux étudiants palestiniens et arabes, et le groupe « Dialogue » destiné aux étudiants juifs et arabes. Il est essentiel de ne pas obliger les étudiants à s’engager dans un dialogue alors qu’ils ne se sentent pas à l’aise ou prêts à le faire. Par ailleurs, il existe des disparités entre les étudiants arabes eux-mêmes. Nous avons des étudiants de Jérusalem et aussi des étudiants du Nord d’Israël. Nous les encourageons d’abord à explorer et à consolider leur propre identité, étant donné qu’il s’agit là d’une condition préalable essentielle à la compréhension d’autrui.
K. : Nous sommes témoins de vos efforts pour éviter que votre campus ne devienne un lieu où fait rage le conflit actuel… Comment voyez-vous les manifestations et les occupations de campus aux États-Unis ou en Europe ?
MK : Vous voyez, c’est exactement de cela qu’il s’agit. Nous vivons le conflit, de sorte que notre problème n’est pas de l’importer ou non ici à l’université. Et vivre le conflit signifie avant tout que nous pouvons voir les deux côtés. Je suis arabe moi-même, mais je peux bien sûr comprendre les juifs. Je peux voir la souffrance du peuple, le 7 octobre et ses conséquences. Et n’oubliez pas que ce ne sont pas seulement des juifs, mais aussi des arabes qui ont été tués ce jour-là. Je vois aussi la souffrance du peuple palestinien à Gaza. Je ne vois pas qu’un seul côté.
Et c’est notre expérience collective du conflit qui nous conduit à plaider pour la fin de la guerre.
Ici, en Israël, il nous est peut-être plus facile de comprendre les multiples facettes du conflit. Contrairement à ceux qui l’observent de loin et qui peuvent se sentir obligés de choisir un camp pour affirmer leur position, nous comprenons que la réalité est beaucoup plus nuancée. Nous devons gérer au mieux les discussions sur le conflit parce que les questions en jeu ne sont pas simples. Notre objectif est de favoriser la compréhension et de promouvoir la paix dans une situation intrinsèquement complexe profondément enracinée dans un contexte historique et politique compliqué.
K. : Comment expliquez-vous les manifestations dans les universités des pays occidentaux ?
MK : Je crois qu’il y a différents groupes dans ces manifestations. Certains manifestent dans un but louable, à savoir la fin de la guerre. Les étudiants devraient participer activement à ces activités en faveur de la justice. C’est quelque chose de très important. Regardez, ici en Israël aussi, pas plus tard qu’hier, nous avons eu une autre manifestation pour le retour des otages et l’arrêt de la guerre. Et bien sûr, je soutiens ces manifestations. L’un de nos étudiants, Carmel Gat, est otage de même que l’enfant d’un de nos professeurs.
Vous voyez, je pense qu’il est bon de protester, mais protester contre les juifs, c’est quelque chose qui pour nous, qui voulons résoudre le problème palestinien et améliorer la situation, ne peut être qualifié que de raciste. Je suis arabe et je ne veux pas que l’on me traite de la sorte, alors pourquoi voudrais-je que l’on inflige ce traitement au peuple juif ? Certains me diront que nous subissons les politiques de discrimination des Israéliens. Ce genre de description simpliste d’une situation très complexe ne me convainc pas et m’incite encore moins à soutenir le type de comportements que l’on peut observer sur certains campus occidentaux – je veux parler de la violence et du ciblage des juifs en raison de leur religion, comme je m’oppose au ciblage des Palestiniens en raison de leur nationalité.
Nous sommes maintenant en guerre. Je veux croire que les manifestants aux États-Unis et en Europe sont de bonne foi, qu’ils veulent soutenir les gens qui meurent. Mais il est inacceptable de passer à la violence contre d’autres personnes parce qu’elles sont juives ou parce qu’elles ne soutiennent pas votre point de vue.
K. : Que conseilleriez-vous aux universités occidentales ?
MK : Je ne crois pas qu’il faille donner des leçons aux autres ou en recevoir nous-mêmes, compte tenu notamment de la complexité de notre situation. Je sais que certains arabes palestiniens en Israël n’aiment pas se sentir jugés par d’autres et je préfère donc ne pas porter le moindre jugement sur autrui. Cependant, ce que je peux dire, c’est qu’il est extrêmement difficile de résoudre le problème actuel, surtout si l’on considère l’absence de mesures proactives préalables dans ces universités. Contrairement à d’autres, nous vivons dans une situation de conflit, ce qui nous a fait prendre conscience de sa complexité. Nous avons discuté ouvertement avec les membres du corps enseignant et les avons préparés à d’éventuels différends entre étudiants.
La situation en Europe ou aux États-Unis diffère de la nôtre, car les perturbations liées aux conflits ne se produisent généralement qu’en temps de guerre. Il est donc compréhensible que les universités de ces pays ne soient pas suffisamment préparées à de telles situations, ce qui suscite la surprise et l’incertitude.
K. : Certains de vos étudiants font l’expérience personnelle de la complexité.
MK : En tant qu’arabes nés en Israël, nous vivons directement la situation actuelle. C’est une réalité avec laquelle nous avons grandi et que nous connaissons intimement. Pour nous, il est impossible de nier ou esquiver la vérité du conflit. Et si certains juifs ou Arabes préfèrent fermer les yeux sur la complexité de la situation, beaucoup reconnaissent au fond d’eux-mêmes la réalité du conflit. Ce dernier n’a pas surgi de nulle part ; il est profondément enraciné dans des réalités historiques et politiques. Même si l’on n’est pas d’accord sur les remèdes à apporter, reconnaître l’existence du conflit est un premier pas décisif vers la compréhension et la solution.
Propos recueillis par Julia Christ et Elie Petit de la revue K.